5 févr. 2012

Si vous voyez l'éléphant invisible, décrivez-le

Ce texte est une traduction de If You Can See The Invisible Elephant, Please Describe It, publié par Sciatrix en avril 2011.


[Sur les limites du terme "attirance sexuelle" et de sa définition, pour expliquer l'asexualité.] Quand on n'a aucune expérience personnelle de ce qu'on essaie de décrire, et que ce qu'on veut définir est une sensation, trouver une meilleure expression est un peu ambitieux.

C'est à ça que ça ressemble : vous êtes nés dans un monde où, à sa majorité, chacun reçoit un éléphant qui est invisible pour tout le monde sauf pour soi. La société est structurée autour des besoins des éléphants des gens. Les gens parlent de leurs éléphants et de leurs caprices constamment. Les éléphants sont des éléments clés d'absolument toutes les histoires dans les médias. Avant que vous n'ayez votre propre éléphant, vous n'en voyez aucun, mais on vous assure que vous aurez le vôtre quand vous serez grand, et que vous comprendrez à ce moment-là.

Le temps passe, vous atteignez l'Âge de la Majorité Eléphantine et ... pas d'éléphant. Vous supposez que les éléphants existent. Après tout, tout le monde l'affirme, et les gens de votre âge ont commencé à discuter de leurs éléphants, à quel point ils sont merveilleux et intéressants, et surtout, les gens qui ont un éléphant un peu original sont prêts à faire des choses vraiment délirantes pour eux. Vous pensez que les éléphants existent probablement, mais vous n'êtes pas sûr parce que vous n'avez jamais fait l'expérience de quoi que ce soit qui serait votre éléphant. Est-ce possible que ce soit un complot minutieusement préparé, ou une sorte d'illusion collective ?

Mais les gens affirment sans cesse que les éléphants sont parfaitement réels, et tous les jeunes de votre âge ont commencé à raconter comment allaient leurs éléphants. Et vous êtes vraiment le seul à rester perplexe devant cette histoire d'éléphants, alors vous essayez d'amener le sujet l'air de rien. Vous essayez par exemple de demander aux gens à quoi ressemblent leurs éléphants, parce que c'est possible qu'en fait vous en ayez un et que vous ne l'ayez simplement pas remarqué ! Peut-être que les éléphants sont touts petits et difficiles à voir, mais qu'ils font beaucoup de bêtises ! Après tout, vous entendez parfois des choses bizarres qui bruissent autour de vous, peut-être que les autres ne voient que ça aussi. Donc vous essayez de demander autour de vous, au cas où on pourrait les manquer, ou si jamais vous n'interprétiez pas les choses correctement, et vous cherchez au maximum tout ce qui pourrait être interprété même de loin comme vaguement éléphantesque. Mais quand vous posez la question, les gens vous regardent bizarrement et vous répondent comme s'il fallait être idiot pour demander ça : évidemment qu'ils savent à quoi ressemble un éléphant ! Tout le monde en a un ! Il n'y a qu'à ouvrir les yeux, ce n'est pas comme s'ils se cachaient !

Vous comprenez que ça peut devenir frustrant.

Vous en venez à supposer que vous êtes bel et bien différent, et pas seulement peu observateur, et vous essayez de construire l'image de ce à quoi ressemble un éléphant, pour pouvoir mieux comprendre. Mais personne n'accepte de prendre un moment pour répondre à vos questions et vous aider à comprendre, même si vous êtes entêté et que vous demandez de toutes les façons possibles à beaucoup de gens. Au final, vous êtes obligé de construire cette image de l'éléphant à partir de détails, de bribes d'informations que vous arrivez à soutirer aux gens normaux avant qu'ils ne soient exaspérés et changent de sujet. Et bien sûr chacun insiste sur des parties différentes de ce qu'est l'éléphant, parce que chacun est différent et voit les choses différemment, et vous êtes laissés à recoller des morceaux bien déformés par les points de vue de chacun.

C'est à ça que ça ressemble, être asexuel et tenter de définir l'attirance sexuelle. Ou être aromantique et essayer de comprendre comment marchent les histoires d'amour. Je suppose que n'appartenir à aucun des deux genres et essayer de définir l'identité de genre est comparable, et qu'il y a encore d'autres parallèles à faire. Le problème, c'est qu'il y a quelque chose qu'on n'a pas, dont on essaie de comprendre le fonctionnement, et qu'aucun de ceux prétendant comprendre ne mettra beaucoup de volonté à l'expliquer.

On peut objecter que mon besoin inné de définir les choses n'est pas très productif, et que la sexualité humaine est si variée, complexe et mouvante que des définitions opérationnelles ne servent à rien. On peut aussi se dire que définir suffisamment les choses pour avoir des étiquettes n'a pas d'intérêt, parce que ça gêne la célébration de l'Infinie Diversité de nos Combinaisons Infinies. Sauf que ce n'est pas moi qui dirais ça, parce que je trouve que les définitions fonctionnelles sont vraiment utiles, même sans avoir mon besoin inné de ranger chaque chose dans la bonne boîte pour mieux comprendre.

Déjà, on a quand même besoin de définitions opérationnelles pour discuter de quoi que ce soit. Si personne n'est bien sûr de ce que veulent dire les termes qu'on emploie, la conversation finit par embrouiller pas mal de monde. Surtout si quelqu'un demande une clarification et que personne ne peut la donner.

Vous savez à quoi d'autre les définitions opérationnelles sont vraiment utiles ? Interroger les gens. Sérieusement, si on se demande si une certaine étiquette nous convient ou pas, ou à quoi on devrait s'identifier, ou si on "compte" comme appartenant à un groupe spécifique, ça aide vraiment de pouvoir désigner certaines choses et dire "bon, j'ai ça et ça, mais pas ça." Comment peut-on employer une terminologie disant "les asexuels ne ressentent pas d'attirance sexuelle" sans expliquer ce qu'est l'attirance sexuelle ? Comment peut-on s'attendre à aider les gens à décider si un terme leur correspond alors que la définition du terme n'est pas claire ?

Ça fait maintenant deux ans que j'essaie d'arriver à comprendre ce qu'est théoriquement l'orientation romantique, rien que pour savoir quelle est la mienne, parce qu'il n'y a de définition concrète nulle part et que chaque fois que j'arrive à coincer des asexuels romantiques pour exiger qu'ils expliquent la chose, j'ai des haussements d'épaules et des "Je sais pas, tu le sais quand ça t'arrive." (Quand on ne me répond pas carrément avec condescendance. C'est toujours drôle.) Demander à des gens qui ne connaissent pas bien la communauté asexuelle est probablement pire, parce qu'ils ont tendance à donner des explications bébêtes du genre "de l'amitié mais avec du sexe !", ce qui est manifestement faux puisque qu'il y a des amitiés sexuelles, et aussi des relations amoureuses qui durent sans sexe, même en dehors de la communauté asexuelle. J'ai beau poser et reposer cette question aux gens qui utilisent ces termes, je n'ai jamais de réponse.

Mais alors comment est-on censé faire pour que les gens qui prétendent effectivement voir la chose invisible la décrivent ? Parce que si ceux d'entre nous qui ne voient pas essaient de peindre les contours de la chose invisible, et bien il est évident qu'on manque quelque chose, même si on n'est pas sûr quoi.

Le problème, c'est que les gens à qui cette sensation ne manque pas sont considérés comme la norme. Donc eux n'ont aucune raison de définir la sensation modulaire que quelques-uns n'ont pas, que ce soit l'attirance sexuelle, l'attirance romantique ou d'autres choses. Quoi qu'ils fassent, sur cet aspect de leur sexualité ils seront facilement compris et dans la norme. Pourquoi passeraient-ils leur temps à définir ce qu'est un éléphant ? De leur point de vue, tout ce qu'ils ont à faire est d'évoquer le concept d'éléphant pour que tout le monde les comprenne ! Exception faite de ceux d'entre nous qui n'ont jamais eu d'éléphant, et on est une toute petite minorité.

C'est ça le truc. Si peindre autour d'un concept invisible ne capture pas toute la chose, peut-être que quelqu'un qui connaît ce concept invisible devrait le définir. En attendant, ceux d'entre nous qui ne sont pas "standard" et qui ont besoin d'expliquer en quoi, devraient continuer à essayer. Ce serait bien d'avoir l'aide de gens qui éprouvent ces formes d'attractions. Mais s'ils ne veulent pas travailler à une définition, nous autres devons nous débrouiller avec des contours peints.

4 commentaires:

  1. Merci pour cette article très intéressant !

    Définir l'attirance romantique ?
    Je dirais que :
    > c'est une envie de fusionner avec l'autre (ne faire qu'un, passer tout son temps ensemble)
    > qui procure une sensation d'euphorie (liée à la phényléthylamine parait-il...).
    > et le fait que l'autre occupe toutes nos pensées, à longueur de journée (même lorsqu'il est absent), ce qui est agréable, nous rend joyeux...

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  2. J'ai été très émue de lire cet article car je comprends l'effort de l'auteur pour comprendre ce que vivent d'autres que lui.

    Il est extrêmement difficile de donner des définitions opérationnelles pour ce qui concerne la sphère émotionnelle qui intéragit avec les autres sphères : mentale, ressenti etc
    J'aurais tendance à inviter l'auteur à se plonger dans sa propre sphère émotionnelle car il en a forcément une.

    D'un point de vue mental : l'attirance romantique est une attention particulière que l'on accorde en pensée à une personne. C'est un film mental dans lequel on souhaite partager voire fusionner avec l'autre ce que l'on a de plus intime et de plus précieux en soi.
    Du point de vue du ressenti cette perspective de partage d'instants précieux nous rend heureux, léger, enthousiaste.

    Je ne sais pas si ça peut aider mais j'ai essayé.

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  3. Très bon article, merci !
    Voici mon explication (plus que définition) du sentiment romantique :
    Lorsque l'on pense à quelque chose qui nous procure une joie intense, on ressent une sorte d'adrénaline, une excitation. Pour ma part je ressens cette chose à l'idée de monter sur scène lors de mes spectacles, ou avant de faire une attraction dans un parc qui m’effraie mais que j'ai envie de faire en même temps ... ça peut être aussi à l'idée d'un futur voyage ... Enfin tout ce qui me parait un peu dingue.
    C'est exactement ça que l'on ressent lorsque l'on aime quelqu'un. On le ressent lorsque l'on voit cette personne pour la première fois de la journée, lorsque quelqu'un parmi nos amis prononce son prénom, lorsqu'on reçoit un petit message de cette personne ou lorsqu'elle nous dit qu'elle nous aime. Et en parallèle de ce sentiment très puissant on se sent apaisé lorsque l'on est près d'elle.
    On est très dépendant, c'est comme une addiction, lorsque la personne n'est pas tout près on entre en état de manque. Des fois c'est très supportable, mais d'autres, cela peut être comparable à la nicotine à certains moment, lorsque l'on se retrouve seul chez soi et que l'on pense à cette personne, c'est vraiment "physique" comme sentiment. En revanche ce genre de "pic" de sensation de manque sont souvent assez bref, et vite redeviennent "raisonnables/rationnels". Lorsqu'on se rend dans un endroit où cette personne à l'habitude de venir on guette, on est sur le qui-vive, on la cherche du regard, on imagine qu'elle va rentrer à chaque seconde.

    Pour ce qui est de l'attirance physique je dirais qu'il y en a plusieurs. Il y a tout d'abord la plus rare, celle qui donne le sentiment d'être électrifié tout à coup (sans que ça fasse mal) et qui donne très chaud. L'envie d'avoir un rapport est claire, nette et un peu obsédante. Dans ce genre de cas (qui soyons clairs n'arrivent que très rarement) l'apparence physique ne rentre pas en compte ...
    Ensuite il y a celle qui là, fait entrer en compte les critères physiques. On trouve la personne belle avec beaucoup de charme, et on se dit juste que celle-ci, on aimerait avoir des rapports avec. Mais ça n'a rien de fort comme "sentiment". Cette attirance physique se rapprocherait d'un instinct. Lorsque par exemple on a un pressentiment, que l'on est sûr que quelque chose va se passer de telle ou telle manière, là c'est pareil. On se dit "avec lui je vais passer un bon moment j'en suis sûr". Cela ne s'explique pas plus que lorsque l'on est sûr que l'on va perdre à un jeu de hasard.

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  4. Aie, je me pose exactement la même question que toi, et pourtant, je suis capable de tomber amoureuse (mais ça ne m'arrive pas hyper souvent). Je me pose la question car j'ai un amoureux (dont je suis amoureuse), qui dit qu'il n'est pas amoureux de moi, et pourtant tout dans son comportement correspond à ma définition de sentiment amoureux.

    Ensuite, je lis les deux commentaires ci-dessus, et je suis de plus en plus perdue. Cela ne correspond pas à ma définition d'"être amoureux". Ce qui est décrit au-dessus, correspond pour moi à la "passion amoureuse", une forme particulière d'"être amoureux". C'est une forme dont personnellement, je ne veux plus dans ma vie, je trouve cela plus douloureux qu'autre chose, je l'ai ressentie plusieurs fois notamment pour des gens avec qui je n'avais pas d'histoire amoureuse et je trouve ça pénible.

    C'est pour moi la version "addicte". Comme la différence entre être un bonn.e vivant.e : apprécier un bon vin, mais apprécier aussi de boire de l'eau, du jus de fruits, de la limonade, etc... et d'autre part, être addict à l'alcool et y penser nuit et jour. Dans le premier cas, c'est un goût pour une chose, qui n'exclut pas d'avoir un goût pour d'autres choses, et de pouvoir vivre sans ressentir de manque si l'on ne boit pas du vin par exemple. Dans le second cas, c'est la dépendance totale, on ne pense qu'à boire du vin nuit et jour et si on en a pas on est mal, en manque.

    Donc la forme "non-addictive" d'être amoureux, pour moi, c'est : aimer profondément quelqu'un.e, avoir envie de lui faire des câlins, d'être tendre avec cette personne, avoir une grande confiance dans cette personne (ou du moins, envie de lui faire grandement confiance), être émerveillé.e par ses qualités, être capable de supporter ses défauts, le/la trouver beau/belle, avoir envie de relations sexuelles avec la personne (et c'est là que je diffère de la définition du "romantisme", puisqu'il paraît qu'on peut être asexuel.le et romantique, ce qui me plonge dans un abîme de perplexité puisque pour moi être amoureux inclut d'avoir du désir, sinon j'appelle ça de l'amitié.

    Mais en lisant des trucs à droite à gauche, je me rend compte que ma définition de l'amitié correspond plutôt à "queerplatonique", bref, je dois pas avoir les définitions de tout le monde, et si ça continue je vais finir par croire que je suis aromantique, hahaha).

    Bon voilà, te voilà pas plus avancé.e j'imagine, puisque je viens donner une définition bien différente de celles du dessus...

    A mon sens, la définition d'être amoureux.se n'est pas universelle, et il me semble qu'elle peut beaucoup différer d'une personne à l'autre. En ce qui me concerne, j'utilise le mot "Amour" et "amoureux", également pour mes relations amicales (donc non-sexuelles en ce qui me concerne) très fortes, parce que je n'ai pas les mots qu'il faut pour m'exprimer, et que trop de gens définissent l'amitié comme un lien trop fade à mon goût, qui ressemble au final beaucoup trop à "accointance" ou "pote".

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